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Il faut reprendre la plume, encore. Nous sortons d’une année sans spectacle, sans public, une année de lieux fermés, de culture sinistrée. Mais au moment où la vie culturelle en France commence à repartir tout doucement, où nous sortons à peine d’une longue période d’inactivité mortifère pour les artistes, nous devons faire face à une autre bataille culturelle, plus insidieuse, celle qui opposerait l’écologie à la culture.
Depuis 1985, la France a mis en place une rémunération des artistes et du monde de la création, en contrepartie de la copie privée de leurs œuvres, qui est réalisée en grande partie aujourd’hui grâce aux supports numériques (téléphones, tablettes, disques durs externes…). Grâce à une directive européenne de 2001, 25 des 27 États membres de l’Union européenne ont choisi de mettre en place cette rémunération bénéficiant autant au monde culturel qu’au public puisqu’elle lui offre la possibilité de copier librement pour son propre usage des photos, musiques, films, séries…
La rémunération pour copie privée permet chaque année de verser des rémunérations à plus de 200 000 artistes, auteurs, écrivains, cinéastes, artistes-plasticiens, photographes, scénaristes, auteurs-réalisateurs, auteurs de théâtre ou encore compositeurs de musique et de financer 12 000 événements culturels et créations partout en France. 64% des festivals de musique sont financés en partie par ce mécanisme. Jusqu’ici, tout va bien… comme dit Hubert dans la Haine.
Mais voilà, depuis la mise en place de cette mesure de justice sociale, les plateformes dites de market place sont arrivées sur Internet. Ces grosses machines gonflées par leurs levées de fonds veulent être les leaders de leur secteur et écraser la concurrence. Alors, il leur faut du cash. Du cash et pas trop de règles. Pas de régulation. Money, Money, Money. On l’a vu avec les GAFAM, nous nous sommes battus pour que le droit d’auteur soit respecté en Europe notamment sur Youtube et Facebook. Cela a été une grande victoire pour l’Europe de la culture avec l’adoption de la directive sur les droits d’auteur en avril 2019.
Nous avons affaire aujourd’hui à de nouvelles machines dominantes, les plateformes de ventes de produits en ligne d’un genre nouveau. Elles vendent des produits reconditionnés qui ont été réparés et remis en circulation. Comment ne pas se réjouir qu’aujourd’hui on préfère racheter des téléphones reconditionnés plutôt que des téléphones neufs ? Pour des raisons financières ou par conviction, ce type d’achat ne cesse d’augmenter : les smartphones reconditionnés représentent déjà près de 15% de l’ensemble des téléphones achetés sur une année. Le marché de la seconde main explose, les artistes comme de nombreux citoyens en sont des utilisateurs heureux.
Mais voilà, le problème est que ces acteurs qui vendent des produits reconditionnés refusent de participer au financement de la vie culturelle française en demandant d’être exonérés de toute régulation. Cette fois, leur argument est de dire : « on est pour l’écologie, on favorise l’économie circulaire, on ne peut pas en plus respecter les règles européennes sur le droit d’auteur en participant au financement de la vie culturelle de notre pays ». Il faut choisir : écologie ou culture. Du binaire. Mais qui tient ce discours ? BackMarket, l’écrasant leader en France de la vente de produits électroniques reconditionnés qui après avoir reçu 110M€ de Goldman Sachs, vient de lever 276M€ de nouveaux fonds américains valorisant à 2,6 milliards d’euros cette société de 480 salariés. Et on voudrait nous faire croire que nous, simples artistes, viendrions « gâcher la fête » ? Cette plateforme veut conquérir le monde avec cet argent. Noble ambition. Mais pour satisfaire ses investisseurs qui veulent de la rentabilité, il faut optimiser les coûts. Les règles qui prévalent en Europe et font du soutien aux artistes et au monde de la création une priorité n’intéressent pas ces financiers. C’est pourtant comme cela que nous avons sauvé notre cinéma, que nous avons une édition aussi diversifiée, que nous avons tous ces festivals partout en France.
S’il est nécessaire de les attirer en France, les licornes ne peuvent se perdre dans une jungle sans règles ni protection des plus faibles. La fascination pour ces animaux fantastiques ne doit pas faire disparaitre la justice sociale en France et en Europe, en détricotant ce qui est si important pour notre vie culturelle et demeure si fragile. Surtout au moment où les habitudes changent et où les produits de deuxième main peuvent devenir la norme et les produits neufs l’exception.
Un des grands acquis de la Convention Citoyenne sur le climat est d’avoir cessé d’opposer la lutte contre le réchauffement climatique à la justice sociale. N’opposons pas non plus les 200 000 bénéficiaires de la rémunération pour copie privée aux acheteurs de produits reconditionnés. Supprimer ce système de redistribution si vertueux au prétexte de l’écologie serait commettre la même erreur que d’avoir voulu faire porter aux catégories les plus modestes la taxe carbone. Nous ne laisserons pas détruire un des piliers du financement de notre travail pour que les grandes plateformes du numérique accumulent un peu plus de milliards, concentrant la richesse sur quelques-uns au détriment du plus grand nombre.
Je rejoins les signataires de l’Appel :